Cinéma Tests & Critiques 4

[Critique] Réalité

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Oubliez le peu que vous avez entendu sur Réalité. Comme pour Rubber en son temps, la campagne de promotion autour du film est étrangement trompeuse. Bien sûr, ces deux films sont des comédies mais ils ne sont pas que ça et j’oserai même dire qu’ils ne sont pas destinés à être vus comme tels. Pire encore : cette fois, même le pitch donné dans les médias est faux ! En même temps, on ne peut pas leur en vouloir, il est tout simplement impossible de résumer le dernier effort de Quentin Dupieux, ou même d’en parler sans le trahir. Il n’empêche qu’on va s’y atteler ici même et pas plus tard que tout de suite. Et pour une fois, je vous promets de ne rien spoiler !

 

Un technicien du nom de Jason Tantra (Alain Chabat) responsable de la caméra 3 d’une petite émission de télévision américaine veut réaliser son premier film d’horreur mettant en scène l’annihilation de l’espèce humaine par des téléviseurs. Son projet sera financé par un producteur français (Jonathan Lambert) – pourtant nommé Bob Marshall – si et seulement s’il trouve le cri parfait pour la mort de ses personnages. Un cri qui lui permettrait d’obtenir un Oscar. Ça, c’est le pitch que vous avez entendu un peu partout et c’est même la seule chose à peu près compréhensible dans le trailer qui a servi à annoncer le film. Pourtant, tout cela n’arrive que relativement tard dans la première partie du film, une fois que les autres trames se sont déjà mises en place. Parmi celles-ci, on trouve pêle-mêle une jeune fille (Kyla Kennedy) voulant percer le mystère d’une cassette vidéo bleue qu’elle aurait vue sortir des intestins d’un sanglier tué par son père, un présentateur d’émission culinaire (Jon Heder) en proie avec une crise d’eczéma qu’il est seul à voir, un directeur d’école travesti (Eric Wareheim) et un réalisateur de documentaire (John Glover) qui souhaite se reconvertir dans le cinéma traditionnel tout en gardant à la fois ses méthodes passées et un ego surdimensionné. Ça vous paraît confus ? Ça l’est ! Et c’est bien le but de la démarche du réalisateur aussi connu sous le pseudonyme de Mr Oizo pour son travail musical. Réalité bénéficie d’une structure narrative lynchéenne (on pense notamment à Lost Highway) pour soutenir un scénario complexe appuyé par une imagerie tantôt inédite, tantôt référencée (Scanners et Videodrome de Cronenberg ou tout simplement les précédents efforts de Dupieux).

 

Jason Tantra en pleine recherche de cri. Il est l’auteur de la réplique déjà culte « Kubrick mes couilles ! »

 

Aux frontières du réel

 

Dès la première image, grâce aux choix de photographie notamment, le spectateur est invité à suspendre son incrédulité et à pénétrer dans un monde éminemment onirique qui ne tire des environs de Los Angeles qu’un cadre de toute façon transformé, ne serait-ce que par ces tons pâles et ce retour dans le passé. Les plans longs, tout comme les temps de silence, rappellent quant à eux qu’on est face à l’œuvre d’un réalisateur atypique et qu’il convient de l’aborder ainsi. Amateurs de comédies potaches et de franche rigolade douteuse (oui, je te regarde, spectateur de Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu ?), passez votre chemin ! Toujours est-il qu’on est en présence d’un chasseur abattant un sanglier et le ramenant chez lui pour le vider puis l’empailler. C’est lors de ce processus que sa fille pense voir une VHS bleue tomber des entrailles de la bête et en parle à ses parents qui, eux, tentent de lui faire comprendre que c’est impossible entre deux assertions étranges comme « l’intérieur des animaux est parfaitement inutile », le genre de phrases qui vous font demander si le sens à moitié caché est volontaire ou issu de votre propre imagination. C’est lorsque la petite fille va se coucher et que le spectateur commence à se demander où peut bien aller cette étrangeté sur pellicule que ce dernier découvre qu’il s’agissait de la projection d’un film en cours de réalisation, laquelle est réservée à son producteur, Bob Marshall. Ou l’était-ce vraiment.. ?

 

Tout l’objet du film, comme son nom l’indique, tient à l’appartenance ou non des scènes à une certaine réalité, celle proposée par le long métrage. Le personnage de la femme (Elodie Bouchez) de Jason, psychanalyste de son état, pose d’ailleurs la question à son client – le directeur d’école travesti – : « êtes-vous sûr de l’avoir rêvé ? ». A l’image de ce personnage et de tous les autres, il est impossible de ne pas se laisser embarquer de plus en plus loin dans l’incompréhensible, le sourire aux lèvres et les sourcils légèrement froncés, dans l’incapacité – sur le moment en tout cas – d’identifier ce qui nous transporte. En cela, ce cinquième long métrage est sans doute la réussite la plus spectaculaire de Quentin Dupieux, celle qui transcende son fameux principe de « no reason », nous l’impose sans que la moindre tentative réfractaire ne vienne s’y opposer, parce que la beauté du film est là.

 

« Are you the old person that lives in this house ? WHY SHOULD I GIVE A SHIT ?!? »

 

Pour les gourmands, il y en a plus

 

On peut, je pense, se contenter de regarder le film ainsi : un étrange OCNI (Objet Cinématographique Non Identifié) dont la comédie provoque des rires de plus en plus jaunes en délaissant la puissance évocatrice du silence et des longueurs chère à Andy Kaufman pour se recentrer sur un humour absurde plus familier pour les fans du réalisateur de Wrong Cops à mesure que l’oppression grandit, guidée par l’instauration du récit du point de vue de personnages qui perdent pied. Un sentiment renforcé par l’utilisation d’un morceau unique qui constitue l’intégralité de la BO de Réalité, à savoir Music with changing parts de Philipp Glass. Ce serait pourtant passer à côté d’une partie du propos. Si les aficionados ne seront guère surpris d’apprendre qu’il y a un sous-texte plus qu’évident visant à critiquer le petit monde d’Hollywood, il est intéressant de noter que plus d’un élément laissent à penser qu’on est face à une œuvre plus intime. Ce n’est pas très étonnant quand on sait qu’il aura fallu huit ans pour donner vie à ce projet et que, en quelque sorte, Rubber, Wrong et Wrong Cops ont été des tests sur lesquels le maître s’est fait les dents. Ainsi, nombreux sont ceux qui ont remarqué le lien de parenté entre le personnage d’Alain Chabat, réalisateur en devenir d’un film d’horreur improbable sur des postes de télévisions tueurs, et Quentin Dupieux, jeune réalisateur au début du projet qui s’est notamment fait connaître avec une histoire de pneu tueur. On peut ajouter à cette similitude la découverte par Jason de son film projeté au cinéma où il pensait se détendre, étrange écho (ou n’est-ce que mon imagination?) à la perplexité qu’a du ressentir Dupieux en 2012 en découvrant un film titré Reality (de Matteo Garrone) et qui, s’il n’est pas exactement le même que celui-ci évidemment, se basait sur un thème similaire. Dès lors, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur le caractère autobiographique de l’œuvre (pas sur les faits présentés, évidemment) ni de se demander si l’on peut attribuer les angoisses de répétition, d’échec et la peur du système du personnage « principal » à son créateur. De même, le personnage de Zog – le réalisateur de documentaires – n’est-il pas une projection des critiques fréquemment portées à l’encontre de notre frenchie expatrié, une sorte d’incarnation de ce que certains critiques perçoivent (à tort à mon avis) de lui ?

 

Encore une fois, rien n’empêche de regarder Réalité comme un film isolé et une comédie surréaliste. C’est d’ailleurs, en un sens, son film le plus abordable puisqu’il invite l’esprit à s’y immiscer, à l’analyser en ne posant pas le démiurge comme un artiste iconoclaste au dessus de son propre art mais en laissant les portes ouvertes jusque dans la forme. Toutefois, il est certain qu’en l’inscrivant dans la filmographie de son auteur, l’effort gagne en puissance, en référencement (le plus facile à repérer étant le nom Rubber 2 inscrit sur la devanture du cinéma), en cohérence (même si ça paraît étrange ici) et, finalement, en intérêt. En plus de cela, le visionnage des précédents films aura appris au spectateur à lâcher prise et à accepter que chaque scène, chaque choix n’ait pas de réponse ou même de sens parfois. Car qu’on se le dise : le dénouement magistral ne trouvera aucun écho chez les acharnés de la rationalité.

 

Le réalisateur face au producteur. Une rencontre plus absurde qu’il n’y parait !

 

TL;DR

 

Réalité est la somme de scènes qui se croisent et se superposent, voire s’enchevêtrent les unes dans les autres, à la manière d’un origami à propos duquel le spectateur prendrait plaisir à tenter d’imaginer l’apparence de la feuille de papier par laquelle tout a commencé. Il en résulte une comédie absurde mais complexe invitant le spectateur à s’abandonner le temps de l’aventure et permettant aux fans d’y lire un peu plus que ne pourront le faire les nouveaux-venus. Toutefois, il faut y entrer en sachant qu’on va vivre une expérience à part et ne surtout pas en attendre des gros gags qui tâchent.

Irréel

Un film déroutant dans lequel on s'amuse à se perdre le long d'une route ni droite ni courbée, ne répondant à aucune logique. L'absurde est ici le moteur de tout. On adorera ou on détestera mais il n'y aura pas de demie mesure.

8.5
Note finale:
8.5

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4 Comments

  • Reply
    Eskarina
    24 Fév 2015 1:51

    « Réalité est la somme de scènes qui se croisent et se superposent, voire s’enchevêtrent les unes dans les autres, à la manière d’un origami à propos duquel le spectateur prendrait plaisir à tenter d’imaginer l’apparence de la feuille de papier par laquelle tout a commencé. » CAY BEAU

    • Reply
      Gizmo
      24 Fév 2015 4:54

      T’as vu ça ? Je fais des efforts. Je m’inspire de Marc Lévy et de Poésie Magazine.

  • Reply
    Kyra
    24 Fév 2015 5:42

    Mais ça m’a l’air intéressant !

  • Reply
    obogo t-shirt original
    09 Mar 2015 7:37

    Le film est loin d’être parfait, mais il y a beaucoup de bonnes choses dedans. C’est le meilleur film de Quentin Dupieux, qui à chaque nouvelle réalisation propose un film d’avantage abouti. S’il continue sur cette pente, dans 10 ans il décroche la palme d’or à Cannes 🙂

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