Cinéma Tests & Critiques

[Critique] High-Rise

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Le monde du cinéma est ainsi fait qu’il faut des têtes d’affiche dignes de ce nom pour faire la promotion d’un film. Si vous n’avez pas de grande star à la réalisation ni devant la caméra, votre film aura bien du mal à se faire connaître du public potentiel. Heureusement pour High-Rise, si son réalisateur Ben Wheatley est assez peu connu en dehors du cercle des amateurs de films de genre, trois de ses acteurs principaux sont très célèbres : Luke Evans, Tom Hiddleston et surtout Jeremy Irons. C’est donc tout naturellement que l’équipe a fait le tour des plateaux télé, que les cinémas se sont arraché les droits de diffu… Ah ? Non ? Eh bien non, pas du tout. Si on en a un peu entendu parler lors du festival de Toronto en fin d’année dernière, la sortie française du long métrage a été pour le moins discrète et pour vous donner une idée de la facilité de le voir : à Lille (et ses alentours), un seul cinéma (Le Majestic, mon amour) l’a programmé et seulement pour deux séances par jour, une à 14h et une à 21h. Et comme chez Kiss My Geek, on n’aime pas l’injustice, on a décidé de vous parler de High-Rise de Ben Wheatley parce qu’il mérite au moins ça.

 

Le Docteur Robert Laing (Tom Hiddleston) est un jeune médecin qui aspire à un nouveau départ après qu’une tragédie a frappé sa famille. Il fait donc l’acquisition d’un appartement au 25e étage d’une tour d’habitation abritant aussi bien les familles les plus endettées – occupant les étages les plus bas de l’immeuble – que les personnes les plus riches – qui profitent quant à eux du luxe des étages supérieurs – et entreprend d’en faire son foyer. Peu à peu, la nature humaine et les problèmes techniques aidant, la situation va se détériorer et les riches vont s’opposer aux pauvres dans une véritable descente aux enfers hallucinée – et alcoolisée, ça aide –, entraînant dans leur course notre protagoniste principal malgré sa volonté de rester détaché et neutre. A partir de là, je vais essayer de vous dévoiler le moins possible d’éléments du film parce que je pense sincèrement qu’il est préférable de le découvrir ainsi.

 

La tour est évidemment l'un des personnages principaux de High-Rise.
La tour est évidemment l’un des personnages principaux de High-Rise.

 

Ben Wheatley prend de la hauteur

 

« Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien, le Docteur Laing réfléchit aux événements insolites qui s’étaient déroulés à l’intérieur de la gigantesque tour d’habitation au cours des trois derniers mois. » C’est par ces mots que commence l’adaptation du livre de J.G. Ballard (dont le titre français est I.G.H.) sorti en 1975. Des mots qui reflètent bien l’ambiance à la fois surréaliste, violente, organique et sensorielle de High-Rise. Le roman fait partie de la trilogie du béton dont est également issu Crash, adapté par Cronenberg en 1996. Je n’ai pas lu les romans mais j’en sais assez pour noter le traitement diamétralement opposé que les deux films ont connu. Là où le maître du body horror avait tenu à élaguer le propos pour fournir une œuvre plus concise et plus abordable, Ben Wheatley s’est attelé à restituer l’impression écrasante (et parfois aléatoire) des descriptions et des événements du matériau d’origine. C’est un pari risqué car il rend de facto toute narration traditionnelle quasi impossible et se coupe dès lors d’une grosse partie du public. Et ça, c’est un fait : High-Rise n’est pas un film grand public, il ne plaira pas à tout le monde et une bonne partie des spectateurs sortira probablement de la séance en se demandant à quoi ils ont assisté. Reste que le réalisateur a réussi à insuffler sa propre vision dans un contexte d’adaptation fidèle borné par nature et que le résultat est d’une originalité certaine pour peu qu’on y prête assez attention.

 

L’anglais livre donc ici une adaptation fidèle mais heureusement pas une bête transposition de scènes tirées de l’œuvre littéraire sans aucune réflexion. Un reproche souvent fait au film est qu’il rate son traitement du sujet principal : la lutte des classes. Or, je pense que c’est passer à côté du propos. L’histoire est modernisée : au lieu d’une lutte des classes et d’une révolution apportées par le poids étouffant du progrès technologique (voir Crash) ou de la construction uniformisée telle que rêvée par l’Architecte (joué par Jeremy Irons), on assiste plutôt à un hédonisme et à une anarchie nihiliste qui renvoient purement à l’individualisme développé par nos sociétés modernes. On ne peut pas reprocher à la fois à Wheatley de ne pas moderniser son message (ce qui est faux, donc) et de reléguer les velléités critiques de l’œuvre originale au fond du panier (c’est le deuxième reproche souvent fait au film). Il a fait sienne cette histoire, se l’est appropriée et l’a tout juste modifiée (principalement par ses choix de mise en scène et de montage) pour qu’elle serve un propos plus contemporain.

 

L'équipe des riches (ou du moins une partie). Ne sont-ils pas agréablement détestables de visu ?
L’équipe des riches (ou du moins une partie). Ne sont-ils pas agréablement détestables de visu ?

 

Le discours se fait moins social et c’est sans doute cela qui désarçonne et qui explique les nombreuses critiques. Non, High-Rise le film n’est pas une critique sociale à proprement parler – contrairement à High-Rise le livre – mais son but est plutôt la déconstruction de l’individu et la mise à nu de son attrait irrépressible pour le chaos et l’hédonisme. Si le propos est social, alors c’est en sous-texte, condamnant cette tentation rampante sans cesse ravivée par des mécanismes implacables et généralisés qui ne demandent qu’à empêcher la réflexion par le flattement de l’ego d’une part et l’illusion d’une recherche obligatoire du plaisir immédiat au mépris du bien commun et de tout le reste d’autre part. Au mépris, même, de l’intérêt individuel à long terme – d’où les comportements d’auto-destruction. L’absence de véritable élément déclencheur (ou plutôt le passage sous silence car j’imagine qu’il est très bien identifié dans le livre) ainsi que l’ellipse culottée faite pour ne pas aborder le conflit lui-même mais uniquement l’avant et l’après renforcent cette théorie selon laquelle le film parle d’abandon à la folie individualiste et non de lutte des classes. C’est une montée en puissance, une sorte d’envie collective de se laisser aller à la destruction et aux comportements outranciers. Un effet boule de neige psychologique, en somme. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’instigateur de cette révolution avortée – Richard Wilder (Luke Evans) – soit dépeint à la fois comme le plus dépravé et le plus sain d’esprit du lot, cette dichotomie faisant écho au surréalisme et à l’incompréhension déclenchée chez le spectateur certes, mais aussi et surtout à la propension qu’a l’humain à répliquer les étaux de destruction, d’aliénation et de réification qui l’assomment au quotidien. Une sorte de « homo homini lupus est » poussé à l’extrême et possiblement expliqué par un carcan sociétal.

 

High-Rise est également rempli de choix déroutants à l’image de ces séquences a priori sans lien qui se succèdent. On notera d’ailleurs une bande originale aussi éclectique qu’incompréhensible en soi de par son hétérogénéité appuyée allant de Bowie à une reprise du SOS d’ABBA par Portishead en passant par de la musique expérimentale et – bien évidemment – un soupçon de musique classique. C’est lorsqu’on se rend compte que chaque titre colle parfaitement avec le segment qu’il illustre qu’on commence enfin à saisir que le chaos apparent du montage est en fait un choix mûrement réfléchi qui colle à la plainte sous-jacente du créateur des lieux – Anthony Royal, l’Architecte – dont le rêve d’homogénéité au-delà des classes sociales a été piétiné par sa propre expérience, sa propre réalisation avant qu’il ne se rende compte à la fin que son « crucible for change » a bien fait son office en permettant à tous ses habitants d’entamer un virage radical dans leur vie. Car encore une fois, le propos du film diffère de celui du livre. Certes, l’œuvre de Ben Wheatley se base sur une parabole et de multiples allégories mais elles ne constituent pas une fable sociale, plutôt la simple mise en place visant peut-être à généraliser le propos. Du moins c’est une interprétation possible et, pour moi, c’est celle qui a le plus de sens. Le reste de la symbolique confine en majeure partie à l’individualisme, à l’égoïsme, au narcissisme, au nihilisme et même parfois à l’auto-destruction. Comment, dès lors, ne pas comprendre High-Rise comme une réflexion sur l’Homme plutôt que sur son organisation ?

 

Sierra Miller est également épatante dans le rôle de Charlotte Melville. Mais difficile d'en parler sans spoiler.
Sierra Miller est également épatante dans le rôle de Charlotte Melville. Mais difficile d’en parler sans spoiler.

 

Laisse béton ?

 

Il y a quand même une certaine gratuité dans le film, notamment au niveau de la surexploitation de l’imagerie sexuelle. Toutefois, peut-on vraiment le lui reprocher quand tout dans notre monde moderne dégouline de sexe et de désir charnel jusqu’à la simple pub pour yaourt ? On fera à High-Rise les mêmes reproches de violence gratuite et d’esthétisation des comportements anti-sociaux que l’on a fait à A Clockwork Orange en son temps, toutes proportions gardées (car non je ne pense tout de même pas qu’ils boxent dans la même catégorie).

 

Le film est-il parfait ? Non. Il y a dans l’écriture une multitude de clichés dont certains viennent peser sur l’originalité de cette proposition pourtant globalement rafraîchissante. L’imagerie n’est pas elle non plus tout à fait neuve et bien des plans semblent empruntés à droite à gauche, aussi bien à des icônes comme Kubrick ou Gilliam qu’à des artistes moins connus en Europe mais dont le travail sur la décadence et la destruction (des corps et des environnements) n’a pas manqué d’inspirer nos cinéastes – je pense par exemple à Takeshi Miike. De même, le choix de placer l’action dans les années 70 peut sembler un peu étrange, anachronique et parfois même fainéant au départ. Comme si le duo aux rênes de l’adaptation (car le réalisateur y a travaillé avec sa femme Amy Jump) n’avait pas voulu fournir l’effort de modifier la mise en place du roman de Ballard. Pourtant, le décalage indéniable entre l’apparence rétro et le message moderne – voire postmoderne – crée une ambiguïté toute appréciable qui tend à rendre le film atemporel. Mais il s’agit là d’un ressenti hautement personnel évidemment. On pourra également reprocher à High-Rise son rythme lent (si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi) qui ne pourra être compris et (partiellement) justifié que par le spectateur lui-même – ça a l’air bizarre mais vous allez comprendre avec la suite de cette critique. Et puis il y a cette fin. Cette citation de Thatcher qui vient me foutre le doute. Cet extrait d’un discours de la Dame de Fer prononcé en Novembre 1976 (oui, je me renseigne) a évidemment trait au social et pourrait donc bien confirmer que le film se veut une énième critique sociale. Auquel cas elle serait bancale. Pourtant, l’extrait étant sorti de son contexte et parlant de liberté politique – sans oublier que le capitalisme est quelque peu « redéfini » au niveau individuel au cours du métrage –, l’interprétation est laissée au spectateur puisqu’on se doit de se souvenir que tout est politique et qu’un individu, lui aussi, peut être partiellement défini par sa liberté (ou non) politique. C’est une façon d’extirper le discours à sa propre époque et d’ajouter à l’atemporalité (plus qu’à l’intemporalité) du film. Toujours est-il que cette citation est un ajout malvenu se greffant à une confusion déjà bien assez grande apportée par High-Rise.

 

Oui moi aussi je m'allonge souvent nu sur mon balcon pour bronzer.
Oui moi aussi je m’allonge souvent nu sur mon balcon pour bronzer.

 

On peut également reprocher à Wheatley une réalisation pas toujours très subtile, comme ce plan sur les pêches qui pourrissent dans le supermarché de l’immeuble. C’est un peu le symbolisme pour les nuls… Et c’est dommage parce que niveau subtilité, il y a de quoi faire dans ce film ! Il n’y a qu’à voir ce comportement a priori inexplicable de Laing, déterminé à trouver la teinte parfaite pour peindre les murs de son appartement alors que tout autour de lui s’écroule, y compris le toit de ladite habitation. A lui seul, ce « détail » résume la puissance évocatrice du long métrage et surtout le champs libre laissé à l’interprétation du spectateur. Laing est-il en train de basculer dans la folie ? Cherche-t-il au contraire désespérément à trouver un peu de stabilité dans le flot de ces événements erratiques ? Sont-ce les prémices d’une reconstruction à venir (cette possibilité est mise à mal par certaines paroles du personnage mais une âme en quête d’un happy end s’y réfugiera sans doute) ?

 

High-Rise est l’un de ces films qui laisse avec plus de questions que de réponses – et c’est d’ailleurs pour cela qu’on excuse l’absence quasi-complète de diégèse tant le sujet de ce qui se passe à l’extérieur est évité. Difficile, dès lors, de savoir s’il s’agit d’un film maîtrisé ou d’un foutage de gueule en règle. L’appréciation du film dépendra exclusivement de l’interprétation que l’on en a et de l’effort qu’on est prêt à consentir pour résoudre les nombreux mystères de cette adaptation toute personnelle. Car qu’on se le dise, aucune clé de lecture n’est offerte et il vous faudra construire votre propre grille durant la séance.

 

TL;DR

 

High-Rise n’est ni un film d’anticipation, ni une fable, ni une comédie sombre, ni une dystopie mais un peu tout ça à la fois. Au travers d’une réalisation parfois difficile d’accès et d’un ton surréaliste assumé, Ben Wheatley nous offre sa vision modernisée d’une œuvre réputée inadaptable et apporte son grain de sel à l’exploration de la folie et des limites humaines au cinéma. Si le film divisera, on ne pourra pas retirer aux acteurs et aux actrices leur jeu inattaquable et leur charisme sans faille sans lesquels ce projet serait tombé à plat. Pour peu que vous soyez ouverts à un cinéma un peu différent et que vous soyez prêts à réfléchir devant une toile, rendez service au cinéma et prenez une place dans l’une des trop rares salles qui diffusent ce film. Au pire, vous pourrez vous adonner à un lynchage en règle de ma personne dans les commentaires et, ce faisant, accréditerez un peu plus la thèse qui est développée dans le long métrage.

 

Tom, si tu veux te maquiller il faudrait peut-être que tu prennes une coach.
Tom, si tu veux te maquiller il faudrait peut-être que tu prennes une coach.

High-Five

High-Rise mélange les genres et rejette la narration classique au risque de perdre son public. N'attendez pas un blockbuster mais si par contre vous êtes prêts à vous investir dans un film, celui-ci vous apportera de nouvelles billes concernant la folie, la déliquescence et l'âme humaine.

7.5
Note finale:
7.5

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