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Final Fantasy 7 Remake : chronique des seins refaits

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Le mois de juin a été celui de l’E3. Malgré un contenu discutable, il a cependant permis de faire démonstration du gros projet de Square Enix : Final Fantasy VII Remake. Et alors que certains contemplent avec nostalgie la beauté de Midgar ou débatent allègrement de spoil face aux screens d’Aerith, une polémique inattendue m’a frappé. Tifa, personnage secondaire clé, aurait perdu du volume au niveau de la poitrine… Au nom de la censure, certains joueurs sont donc montés au créneau sur les réseaux sociaux pour hurler allègrement au scandale, et exiger de Square Enix qu’on leur rende les gros seins de Tifa.

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Tout débute lors de la conférence de Square Enix à l’E3 2019. La présentation de Final Fantasy VII Remake était très attendue des joueurs. Revisiter un mythe de la culture vidéoludique est toujours un risque, et l’attente des fans est grande sur ce jeu culte. Mais ceux-ci sont très vite rassurés à la suite de la conférence : FF7 est bien revenu, réinventé et plus beau que jamais. Cependant, un détail affole une partie des joueurs. Pas un problème dans le gameplay, non, ni une erreur dans le scénario. Tifa n’a plus d’aussi gros seins qu’en 1997. Ainsi débute une polémique, relayée sur les réseaux sociaux et par certains médias (comme cet édito fumeux de ReplayWire). De l’huile est ajoutée sur le feu suite à la publication par Famitsu d’une interview de Tetsuya Nomura, à la tête de ce remake, expliquant que le département éthique de Square Enix leur a demandé de « restreindre » la poitrine de Tifa. Les joueurs frustrés crient à la censure et au lobby des Social Justice Warriors, tandis que les opposants défendent le féminin au naturel et dénoncent le body shaming. Un débat sans fin dans le monde du jeu vidéo, et qui démontre que les mentalités n’ont pas vraiment évolué en 2019.

 

Silicon Valley

 

La représentation du corps féminin est un sujet explosif et récurrent dans le monde des jeux vidéo. Le boobsgate de Tifa n’en est que le dernier triste exemple. Mais la problématique existe depuis des décennies. En 1986, les joueurs de Metroid découvraient, avec choc, que sous l’armure de leur héros Samus Aran se cache une femme. Une révélation qui a pu être une bouffée d’oxygène pour l’univers du jeu vidéo où le personnage féminin se résumait essentiellement à la princesse en détresse. Un coup de génie pour rendre la part belle au féminin dans un univers qui semble alors bien trop masculin. Mais comme l’explique cet article de NintendoLife, le personnage guerrier de Samus Aran s’est vu sexualisé à outrance au fil des années et des apparitions, tant par ses postures que par ses tenues. Le message véhiculé par ce personnage fort, en opposition à la domination masculine du genre, se retrouve parasité par son exact opposé. Difficile de défendre l’image de la femme non-sexualisée lorsque son égérie se présente en bikini avec des formes fantasmées.

Evolution de Samus Aran (Metroid) entre 1994 et 2014.
Evolution de Samus Aran (Metroid) entre 1994 et 2014.

Quelle justification apporter à ce processus de sexualisation ? Le plus évident est commercial : le public des jeux vidéo semble essentiellement masculin, la sexualisation des persos féminins devient alors un critère de vente pour cerveaux reptiliens. La commercialisation serait donc l’excuse pour les proportions et costumes de Cammy dans Street Fighter, de Tracer dans Overwatch ou encore de Quiet dans Metal Gear Solid V. Ces persos seraient alors entièrement dessinés pour plaire à un public masculin hétérosexuel. Certains jeux montrent une évolution qui tend vers cet objectif. Par exemple, le personnage de Cortana de la saga Halo s’est physiquement transformé au cours des épisodes, poitrine et hanches augmentées, sans que ces changements ne soit justifiés par son rôle ou par le scénario : Cortana est une IA…

Evolution de Cortana (Halo) entre 2001 et 2012.
Evolution de Cortana (Halo) entre 2001 et 2012.

Pour d’autres, le pêché est originel. Lara Croft, héroïne emblématique de la saga Tomb Raider, en est le meilleur exemple. Depuis ses débuts en 1996, Lara Croft a vu son look et son physique évoluer d’opus en opus. En 2013, Rhianna Pratchett (scénariste du reboot de Tomb Raider) décrit Lara Croft comme « se résumant à une paire de seins, une paire de flingues et une natte ». Une description qui omet toutes les qualités d’exploration, d’intelligence ou de combativité du personnage, mais qui correspond pourtant à l’image de Lara Croft développée pendant 20 ans. La légende urbaine raconte que Toby Gard (lead graphic artist sur Tomb Raider en 1996) a accidentellement augmenté la taille de la poitrine polygonale de Lara de 150% et gardé le résultat. Mais l’origine est probablement plus directe : l’équipe de développeurs de Tomb Raider était essentiellement masculine. Le manque de représentation des femmes dans les équipes de développement, encore aujourd’hui, est aussi un facteur aggravant pour la représentation des femmes dans ces jeux vidéo (22% des employés de l’industrie du jeu vidéo étaient des femmes en 2014, contre 3% en 1989). L’évolution de Lara Croft avec le reboot de Rhianna Pratchett montre a posteriori l’impact du masculin dans le design des persos féminins, tant sur le plan physique que sur les vêtements ou le comportement.

Les formes inhumaines et les tenues courtes de Lara Croft ont contribué au succès de la série depuis 1996.

 

Jiggle all the way

 

Une étude de Theresa Lynch, chercheuse en communication, montre que le pic de sexualisation des personnages féminins dans l’histoire des jeux vidéo a lieu en 1995. Un an avant la sortie de Tomb Raider, et 24 ans avant la polémique sur Tifa. Cette étude montre qu’un progrès a été réalisé dans la représentation de la femme depuis les années 1990. L’hypersexualisation est en déclin, mais les vieux démons persistent. L’hégémonie masculine du milieu induit un biais social : le média est sexuellement orienté, dessiné pour plaire à un public hétérosexuel masculin. De fait,  il écarte l’intérêt d’un public féminin qui peine à s’identifier tant aux métiers « virils » du jeu vidéo qu’aux héroïnes anatomiquement gonflées que le support leur propose. Ces deux effets perpétuent ainsi le cercle vicieux : les femmes qui ne jouent pas ne s’intéressent pas non plus à la conception de jeux.

En 2014, les femmes représentaient 22% des employés de l'industrie du jeu vidéo.
En 2014, les femmes représentaient 22% des employés de l’industrie du jeu vidéo.

L’évolution de l’industrie du jeu vidéo a également conduit à produire des jeux plus coûteux en temps de développement et plus coûteux financièrement pour le joueur. Pour répondre à la problématique financière, une solution simple est de faire du sexe un argument marketing. Cela passe par le character design, mais également le rôle des personnages féminins (primaires ou secondaires). Faible et fragile, le perso féminin  sert de faire-valoir au mâle. Dominante et forte, le perso féminin s’impose par ses traits « masculins » tout en recherchant le contrôle sur les personnages masculin, souvent par le sexe. Si ces descriptions vous rappellent quelques-uns des personnages de vos jeux préférés, c’est probablement car les personnages féminins sont généralement cloisonnés à ces deux catégories. Et lorsque le marketing gouverne le contenu, la sexualisation devient la motivation même du jeu.

Le rôle du personnage féminin est souvent celui de la demoiselle en détresse, comme dans Donkey Kong en 1981.
Le rôle du personnage féminin est souvent celui de la demoiselle en détresse, comme dans Donkey Kong en 1981.

Dead or Alive est le parfait exemple de cette dérive. Fighting game par excellence, la célébrité de DoA ne repose cependant pas sur ses personnages charismatiques ou ses moves surpuissants, mais sur un aspect bien singulier : sa « jiggle physics ». Dès 1996, DoA se pare, au nom du réalisme, d’un moteur physique simulant les mouvements de poitrine de ses combattantes. Cet aspect est tellement ancré dans la licence qu’il est au cœur du spin-off Dead or Alive Xtreme Beach Volley. Tellement ancré même que lors de l’apparente réduction de cette physique mammaire pour DoA6 présenté à l’E3 2018, les joueurs se sont alarmés de perdre cet élément culturel. Le moteur physique pour poitrine est régulièrement utilisé dans les jeux, souvent à l’excès. Les excellents article de The SpinOff ou Kotaku détaillent les multiples exemples similaires existants.

Dead or Alive Xtreme Beach Volleyball est l'exemple extrême d'hypersexualisation des personnages féminins dans le jeu vidéo.
Dead or Alive Xtreme Beach Volleyball est l’exemple extrême d’hypersexualisation des personnages féminins dans le jeu vidéo.

Il serait facile d’attribuer cette hypersexualisation des personnages féminins à la culture japonaise dont sont issus les jeux Dead or Alive. Le rapport qu’entretien l’archipel nippon avec la représentation féminine  dans la culture populaire pourrait faire le sujet d’un tout autre article. Ici cependant, mettre la faute sur le dos des japonais serait bien trop facile: après tout, DoA Xtreme Beach Volleyball s’est vendu deux fois plus en Amérique du Nord qu’au Japon. Les pays occidentaux ne sont pas épargnés par l’hypersexualisation, Lara Croft en est un exemple.

Tifa : l’héritage

La polémique sur la poitrine de Tifa découle naturellement de ce paysage pollué. La théorie de la culture de Gerbner décrit la télévision comme moyen de manipuler notre perception de la réalité, et de transformer les normes. Le jeu vidéo, par son image déformée de la femme martelée de façon répétée, joue le même rôle que la télévision en altérant la perception du réel des joueurs. A tel point que même un personnage féminin dominant et compétent se retrouve souvent caricaturé par ses attributs exagérément sexualisés, ce que le chercheur Jeroen Jansz appelle le « Lara Phenomenon ». Bien sûr, il serait possible de discuter de la représentation faussée du physique des personnages masculins dont les muscles et proportions sont également exagérés. La représentation des hommes est elle aussi bien loin de la réalité, faussant les normes, mais reste généralement à l’écart de l’hypersexualisation.

Les personnages masculins dans le jeu vidéo ont souvent une musculature exagérée, mais sans sexualisation de leurs attributs.
Les personnages masculins dans le jeu vidéo ont souvent une musculature exagérée, mais sans sexualisation de leurs attributs.

Malgré l’évolution des mentalités depuis les années 90 et l’augmentation du nombre de femmes dans l’industrie du jeu vidéo, les clichés sexistes persistent et s’enracinent. Une partie des joueurs continuent de soutenir cette sexualisation des personnages féminins : certains de façon totalement consciente et assumée, et il ne s’agit ici que de stupidité manifeste. D’autres se dissimulent en revanche derrière de bonnes causes pour justifier leur position : combattre la censure, défendre la diversité des corps, … Les prétextes ne manquent pas et rendent ces discours dangereux, car leurs auteurs sont convaincus de leur bien-fondé. Une telle dissonance cognitive amène ainsi ces personnes à se battre pour garantir que leurs personnages ne seront pas altérés ou corrigés par les studios qui s’en emparent. Ainsi, Tifa devient le fer de lance d’une minorité sexiste qui s’ignore.

Certaines réactions suite à la révélation de Tifa dans FF7 Remake frôlent avec le troll.
Certaines réactions suite à la révélation de Tifa dans FF7 Remake flirtent avec le troll.

Ces discours existent, et sont minoritaires. Mais l’autre danger réside dans leur surreprésentation, par les médias et les réseaux sociaux. Il suffit de jeter un œil sur Twitter pour réaliser que sur l’affaire Tifa, les tweets validant et justifiant la réduction des seins de Tifa pullulent bien plus que ceux prétendant s’opposer à ce changement. Pour chaque commentaire sexiste, des centaines de réponses et contre-argumentations prennent vie. Ce qui n’est en réalité qu’un comportement marginal devient omniprésent, visible, et débattu ouvertement. L’objectification de Tifa, bien que contredite, n’en est donc pas amoindrie.

De plus, sous prétexte de s’opposer à un discours sexiste, d’autres formes de sexisme se mettent en place, tout aussi discriminantes : la validation du « nouveau corps » de Tifa est une forme déguisée de jugement physique. Dans les deux cas, cela se traduit par l’appropriation d’un corps, même fictif, pour défendre un idéal ou, au contraire, l’absence d’idéal. Validation et body shaming ne semblent alors être que deux faces opposées de la même pièce. Finalement, le meilleur moyen de ne pas tomber dans le jugement facile est de ne pas relayer, de ne pas commenter, et de ne pas donner son avis sur le physique d’un personnage (féminin ou masculin). Exactement l’inverse de cet article en somme !

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Enfin, rappelez-vous que si vous jugez qu’un personnage est sexiste, de par son propos ou sa représentation, il existe une façon claire de montrer votre désaccord : ne pas acheter le jeu. Nous sommes joueurs, nous sommes consommateurs, et nous sommes par conséquent les messagers de cette culture. À vous de choisir celle que vous voulez faire entendre.

 

 

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2 Comments

  • Reply
    Lamperouge
    09 Juil 2019 8:21

    Bonjour, totalement en accord avec ce qui est écrit mais si le public qui soutient le fait de ne pas sexualiser a outrance reste silencieux qui défendra ces valeurs ? Même si une part du public acceptait de ne pas acheter le jeu, ce n’est pas tant l’industrie que les joueurs qui sont en cause dans le cas de Tifa. Et surtout des joueurs aux perceptions faussées car le personnage est déjà hors-normes en l’état et ce malgré une tenue sportive. J’ai peur que les mentalités prennent beaucoup plus de temps à évoluer si certains n’ont pas justement la spontanéité de réagir face aux discriminations sexistes et aux jugements de valeur. Après il y a effectivement plusieurs façons de faire et clamer haut et fort « moi j’aime bien » n’est évidemment pas la bonne méthode. Il ne s’agit pas de contre-juger mais plutôt de faire comprendre aux intéressés qu’ils sont dans une démarche de jugement de valeur et qu’ils n’aimeraient probablement pas qu’on fasse le procès de leur physique. Ceci étant, c’est paradoxal mais je pense que les médias qui dé-sexualisent leurs personnages ont besoin d’être soutenus pour que la démarche « contamine » les autres. Car malheureusement les débats ne cessent d’être alimentés par des contenus qui continuent de sexualiser les héroïnes, l’exemple de « Atelier Ryza » étant assez criant de par l’appropriation des joueurs sur ce personnage aux formes légèrement plus rondes qu’à l’accoutumée (dans cette série) mais qui a fait fantasmer tout un public pour ça, et qui en joue sur les objets collector qui la mettent en situation dans des tenues légères…

    • Reply
      Eskarina
      10 Juil 2019 8:06

      Analyse très intéressante, merci de l’avoir partagée avec nous, Lamperouge ! 🙂

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